Rencontre de Lecteur
J’ai choisi de publier deux des courriers d’A.Franc, avec qui j’ai échangé sur la notion du temps et de la représentation géométrique du temps dans le roman, question que je m’étais bien entendu posée, sans être physicienne. A. Franc est scientifique, il travaille sur la théorie de l’évolution.
votre roman, lecture achevée
Date : 3 juin 2010 19:34:58
Bonsoir,
Hier soir, j’ai terminé la lecture de vote roman. C'est toujours avec un petit pincement au cœur, un petit vide, que je referme un livre qui m'a plu, qui le temps de sa lecture m'a embarqué dans sa bulle. Il doit y avoir un "endofbook blues", même pour un lecteur. C'est l'universalité de la littérature, de la poésie. Comme promis, voilà quelques impressions en en connaissant maintenant l’issue. J’ai été tenu par la curiosité de savoir comment les trois histoires se mêleraient, et je dois dire maintenant se démêleraient également : le temps d’Andréa, le temps de Nestor, le réseau albanais. La construction est restée rigoureuse jusqu’au bout, et les images toujours aussi évocatrices. (1) C’est avec plaisir que je me suis laissé emporter par vos personnages.
Votre récit est un conte. L’île du Pont Mirabeau est le donjon de la belle au Bois Dormant. Un donjon, une île. C’est un long baiser qui ramène la vie, qui rompt le cocon. Les deux mondes que rien ne reliait (les princes s’unissent souvent dans les contes avec des fermières, transgression de frontières entre mondes qui ne peuvent se parler), le temps de Nestor et celui d’Andréa, se sont réconciliés par leur baiser. Il y a aussi le temps (les cent ans de sommeil) dans la Belle au Bois Dormant …
Le temps, c’est un peu de la géométrie. On le voit comme une ligne, un train qui progresse. Limpide d’imaginer deux trains qui se croisent, deux temps qui se croisent. Chacun sa vie, chacun son temps. Ce n’est pas incompatible avec la physique, à quelques sauts d’échelles près … . Mais comment communiquer alors ? Le croisement ne dure qu’un instant, et rien ne peut se construire. Le présent est fugace. Dans votre récit, l’instant dure environ une journée. Les deux mondes de Nestor et Andréa s’accordent sur une journée, le temps par exemple de voir un film ensemble, et chacun reprend sa voie le lendemain. C’est une légère compromission, qui dit avec limpidité que la durée est nécessaire. Il y aurait le temps de la durée, et le temps de l’âge. Le temps où les choses s’accompagnent, et le temps où les choses changent. L’accompagnement dans la journée, le changement pour le lendemain, ou la veille. C’est une géométrie très originale, et un joli défi pour les géomètres ! Deux lignes de temps qui localement se superposent, le temps d’une journée, se séparent ensuite chacune dans une direction, mais restent superposées après cette séparation. Que de boucles et torsades ! Un ruban de Moebius, dont une face est le lendemain, et l’autre la veille, ou plutôt une face Nestor, l’autre Andréa, dont une boucle est une journée ?
Le baiser à la belle au Bois Dormant l’éveille à l’âge adulte. J’ai un peu ressenti Andréa et Nestor dans leurs temps séparés comme une profonde nostalgie de l’enfance, car ils ne peuvent avant le pont Mirabeau vivre leur amour que dans un cocon où le monde extérieur n’est pas dit. J’ai aimé ce passage où Andréa a eu l’intuition avec jalousie de cette autre qui était elle plus tard que Nestor avait déjà connue. Cela s’est amplifié, car elle s’est presque dédoublée : elle ne peut accepter d’être aussi une autre, celle qu’elle sera plus tard, qu’elle ne connait pas encore, que Nestor a aimé avant de l’aimer elle. Et cette lucidité de Nestor, qui lorsque son temps s’écoule, connait Andréa de plus en plus, mais elle le connait de moins en moins donc il doit la séduire en dépassant le quotidien. Lutter contre l’usure que le temps banal imprime aux liens. Aller à l’essentiel, faire vivre le sentiment qui fait vivre, et peu importe les bêtises du quotidien. J’ai été frappé également de ce que les morts d’Andréa et de Nestor bornent leur vie commune : ils se sont connus chacun une fois l’autre décédé, dans l’autre sens.
Il n’y a pas que les temps qui se mêlent dans votre récit. Il y aussi la vie et le livre : le roman d’Andréa est perméable à l’histoire : sa première phrase, elle l’a entendue au téléphone, et elle lui a été dite. Mais elle l’écrit avant qu’elle ne soit prononcée. Puisque c’est un chapitre de son livre publié qui inquiète les albanais … Elle vient de son futur. Le livre lui a été dicté, et quand elle l’a écrit, elle pense avoir écrit le destin. Quand le baiser du pont Mirabeau rompt le sortilège des temps séparés, tout revient dans l’ordre également entre le roman d’Andréa et l’histoire extérieure dont elle ne se sent plus responsable. Le roman reste cantonné au livre. Et la vie en devient indépendante. Il y a dans votre récit, outre le roman policier des réseaux albanais, un conte, avec des sorcières, des chats bleus. Mais votre récit est lui-même un conte …
Autant qu’un jeu sur le temps, il est une magnifique gigogne. Vous l’écrivez même : Andréa n’en peut plus d’imaginer tous ces mondes qui s’enchevêtrent, ces boucles qui se mêlent. Alors, oui, il m’a intrigué, pour me figurer la géométrie des temps tels que vous les décriviez ; il m’a captivé par l’imbrication des mondes, des histoires, des vies, du roman écrit par Andréa qui prend part à votre récit, du conte dans votre récit. Si « amuser » signifie un divertissement, emprunter une autre voie que le temps du réel, oui, votre récit m’a amusé et diverti. Mais surtout, il m’a intrigué, fait réfléchir, et a suscité en moi de très nombreux échos, tant de certains détails que de l’ensemble.
Très bonne journée
A.
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1.Allusion au premier courrier où en pleine lecture, A. s’interrogeait : «autant qu’intrigué par l’impasse des risques d’illogismes vers laquelle votre récit se dirige, mais où je ne vous crois pas piégée, donc par la curiosité de l’issue (c’est magnifiquement construit, on le sent, pièce du puzzle après pièce du puzzle, un puzzle, une patience …), je suis happé avec gourmandise par les images de votre style, des adjectifs très doux et évocateurs. Je buvais presque le thé, voyais les couvertures des livres, percevai le regard triste de Nestor.»
Réponse à A. J’évoque notamment :
Le temps que j'imagine très librement, n'étant pas physicienne, est bien sûr fictif, mais il me permet de réfléchir. (...)
J'ai tenté de dessiner géométriquement mon histoire, et je connais la difficulté de l'exercice. (...)
Vous avez évoqué la notion de simultanéité dans votre mail précédent. Si la simultanéité est relative à la perception qu'on en a, qui l'arrête à un moment donné, j'ai imaginé que le temps n'était plus un déroulement, que c'était nous qui le faisions se dérouler, en quelques sortes, en l'observant, en vivant. Tout ce qui est, sera, ou a été se superpose, en couches multiples Nestor et Andréa doivent vivre chacun dans une chronologie simple adapté à son propre monde. Ils construisent donc leur histoire selon cette linéarité. Et leur amour leur donne les clés d'une autre lecture.
La linéarité ne serait qu'un travail de reconstruction que nous pratiquerions chaque jour (dans un autre domaine, nous reconstruisons bien nos souvenirs à chaque fois que nous les rappelons). Du coup, ma ligne s'inscrit dans un temps à plusieurs dimensions.
La notion de journée entière dans mon récit est évidemment un postulat qui sert le récit : ils ne pourraient pas vivre ensemble dans une succession d'instants.
L'exercice est sans doute vain, purement littéraire, mais il amène aussi à reconsidérer tout ce qui s'inscrit dans le temps, notamment les relations aux autres, et la relation à soi... En cela il m'intéresse
Rép : votre roman, lecture achevée
Date : 4 juin 2010 20:13:42
Bonsoir Marie-Florence,
Une poétesse russe, Anne Akhmatova je crois, a écrit que chaque poète n’écrit pas « son » poème, mais qu’il y a une poésie universelle que chacun écrit. C’est l’âme russe, certes un tantinet excessive, mais si pleine d’émotions. (...)
Bien sûr, vous pouvez transcrire sur votre site ce que vous pensez pouvoir conserver de ma lecture de votre roman. (...) De culture et de formation, et je crois de passion qui dure encore un peu, je suis plutôt mathématicien, ou physicien, mais théorique bien sûr. Pour vous dire qu’avec ce lourd handicap, je ne suis en rien heurté par votre récit. Bien au contraire. Laissez donc parler ceux qui vous opposent des illogismes …
Vous écrivez justement que nous sommes superpositions de couches multiples, de sédimentations des événements, de leurs perceptions. Chaque sédimentation est singulière. Nous sommes donc faits du temps, qui nous est également propre, comme peut l’être notre mémoire. Vous savez, je travaille actuellement sur l’évolution. Ce qu’elle a de plus pertinent que la physique, est que tout objet ou organisme y a une histoire, une mémoire. C’est inscrit dans l’ADN , qui n’est pas un simple code qui indique comment l’organisme doit réagir. Bien plus qu’un code génétique, c’est une mémoire sédimentée de tout le passé, depuis des milliards d’années, et on sait y pêcher quelques traces, quelques empreintes, qui parfois remontent à la nuit des temps. (...)
Dans votre mot, vous associez relativité de la simultanéité et modification du déroulement du temps. C’est d’une justesse qui me fait sourire en vous lisant, car c’est bien ce que nous dit la relativité, en oubliant toute technicité (qui souvent masque la compréhension), mais à une échelle autre, celle de la vitesse de la lumière. Cela mériterait bien quelques phrases. Votre exercice est donc loin d’être vain, et s’il est littéraire, c’est d’abord une qualité, et ensuite, il n’est pas que littéraire, puisqu’on en discute … Il y a dans le temps ce qu’en disent les géomètres qui le mesurent, le temps des sabliers. Mais par la mémoire et les vagues ou tourbillons qui agitent parfois nos couches sédimentées, le temps, qui est aussi histoire construite, je vous rejoins, est également indissociable de nos relations aux autres, à soi, au monde. Et c’est un sujet, ou une quête, inépuisable.
Bien sincèrement
A.